Résumé de la pièce de théâtre - Quand s'échappe la lumière
Après quinze ans d’absence, Anton revient sur les lieux de son enfance. Il arrive sur cette place piétonne où vit toujours Jude. L’homme de la rue. L’homme qui aime les livres. Des livres que les gens du quartier jettent de plus en plus dans les poubelles et qu’il revend quelques euros pour survivre.
Dans le prolongement de cette place, il y a cette petite rue où Anton a vécu avec sa mère. Une mère qui voulait lui transmettre son amour des livres et contre lequel il a résisté. Vit-elle toujours là ?
Pourquoi revient-il ? Du lointain on embellit les souvenirs.
Où est-il allé pendant tout ce temps ? Fuir indéfiniment vers cet ailleurs ne gomme pas tout.
Comment a-t-il vécu ?
La seule personne qu’Anton a l’envie de revoir est son grand-père. Un photographe de guerre de renommée internationale.
Ces retrouvailles vont transformer les destins de ces deux hommes et les conduire vers d’irréversibles destinées. À libérer du passé. À formuler les raisons qui poussent vers ces guerres dont le whisky continue de cautériser les plaies. À tenter de comprendre cette errance qui empêche de devenir, jusqu’à atteindre ce point ultime où la parole brise les silences et révèle d’inattendus secrets.
Auprès du vieil Edmond, que tous admirent, Anton découvre que l’on ne sait rien de l’autre, de celui que l’on croyait connaître.
Les secrets les plus enfouis sommeillent dans les chairs silencieuses qui hurlent leurs seules feintes à la surface du monde.
Mais quand s’échappe la lumière, les chemins les plus improbables deviennent des ouvertures vers tous les possibles.
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Divers extraits de la pièce de théâtre - Quand s'échappe la lumière
Les personnages :
Anton, le fils de Rebecca
Edmond, le grand-père d’Anton et le beau-père de Rebecca
Jude, l’homme de la rue
Rebecca, la mère d’Anton
Juliette, la petite amie d’Anton
Simon, le deuxième homme de la rue
Pierre, le compagnon de Rebecca
Les lieux :
· Une petite place située dans une zone piétonnière à Paris.
· L’appartement parisien du grand-père.
· Une chambre d’hôpital à Paris.
ACTE I
Scène I
Personnages : Anton, Jude, Rebecca, Pierre.
Le décor : Une petite place située en zone piétonne, quelques bancs, une fontaine avec son ange. Sur l’un des bancs des livres d’occasion sont exposés comme sur un étal. À proximité, assis à même le sol, recroquevillé sur lui-même, un homme d’âge mûr est assoupi. Quelques sacs de plastique l’entourent. La plupart sont remplis de livres. Un sac de couchage sort de l’un d’eux. L’homme est seul sur scène. Des pas résonnent en coulisse. Un jeune homme apparaît et traverse lentement l’espace. Arrivé à hauteur de l’homme, il le regarde, hésite, fait mine de s’arrêter et poursuit son chemin. Au moment où sa silhouette est sur le point de disparaître, il s’arrête, se retourne, hésite de nouveau, puis s’approche de l’homme.
Anton : Jude ?
L’homme ne réagit pas.
Anton : Jude ? C’est toi ?
L’homme ne bouge pas.
Anton : Eh ! Jude. C’est Anton.
L’homme relève lentement la tête, toise le jeune homme avant de reprendre sa position initiale.
Anton : T’es toujours dans le quartier ! Avec tes bouquins !
Silence.
Anton : Ils viennent toujours t’en acheter tes petits étudiants ? (Silence)Tu les appelles toujours tes mômes ?
L’homme finit par relever la tête et dévisage longuement l’inconnu.
Jude : T’es qui, toi ? Et tu la connais d’où ma vie ?
Anton : Tu m’as déjà oublié !
Jude : J’suis pas d’humeur.
Anton : Tu n’as pas changé.
Jude : Si tu veux m’acheter un livre. C’est pas de refus. J’ai besoin de tunes. Tu n’as qu’à choisir. (Il lève avec nonchalance le bras en direction du banc où sont exposés les livres.) Et n’oublie pas de payer.
Anton s’approche du banc, regarde les livres, finit par en prendre un au hasard et le repose aussitôt. Il en choisit un autre, commence à lire la quatrième de couverture, puis le repose.
Anton : Tu vends toujours les mêmes conneries. On dirait les livres de ma mère. T’as pas un bon polar ?
Jude : Ici, y a que des étudiants. Les polars ça ne fait pas recette dans le quartier.
Anton revient vers lui les mains vides.
Jude : T’es pas obligé de prendre un bouquin. Mais t’as bien une ou deux pièces ? Tu les poses sur le banc…ça fera venir les clients.
Silence.
Jude : Eh bien…Qu’est-ce que t’attends ? Si t’as pas de blé, casse-toi. J’suis pas d’humeur. J’ai pas envie de causer. Pas aujourd’hui. (Il fait plusieurs mouvements du revers de la main lui signifiant de partir.)
Anton ne bouge pas et le regarde sans rien dire.
Jude : Mais qu’est-ce que t’attends ? Le dégel ? (Silence)Si t’aimes pas les bouquins, j’peux rien pour toi. Et si t’as les poches vides ou des oursins au fond. Va voir ailleurs. J’ai pas envie de causer. T’entends ? (Silence)J’ai pourtant de quoi faire ! Si tu fouilles dans mes réserves, tu finiras peut-être par le trouver ton polar. J’fais pas tous les jours l’inventaire. Je prends ce qu’on m’donne. Il est peut-être là ton polar. Fouille. Mais fous pas le bordel.
Anton ne bouge toujours pas.
Jude : Tu te rends compte, je suis devenu une librairie à moi tout seul ! Y en a presque plus dans le quartier. Elles ont toutes fermé. Un quartier d’étudiants ! Quelle misère ! Ça en désespère certains. Moi, ça fait mes affaires. Tu sais, y a de plus en plus de livres dans les poubelles. Eh oui, les gens du quartier. Oh ! Pas tous. Mais pas mal quand même. Maintenant qu’ils connaissent mon adresse, certains font quelques pas de plus pour me livrer à domicile. J’fais pas le difficile par les temps qui courent. J’suis même vernis. Quand j’suis pas là. Ils ne laissent pas leurs bouquins à mes copains. Ils attendent le vieux Jude. Tu te rends compte ! En mains propres, ils veulent livrer. (Il regarde ses deux mains, les soulèvent en direction d’Anton et les retourne plusieurs fois sur elles-mêmes.)Tu entends ? En mains propres. (Il appuie sur chaque mot.)
Silence.
Jude : Les livres ça intéresse de moins en moins les gens. C’est pour ça qu’y a de plus en plus de cons. (Courte pause)J’aimais bien lire, autrefois. Mais j’ai plus la force. Il fait trop froid ou…j’ai pas la tête. Heureusement y en a encore qui en ont besoin. Qui ont toujours la force. Ça me fait vivre un peu. Jude est là pour les abreuver à bas prix. Surtout les mômes.
Anton rit.
Anton : Tu n’as vraiment pas changé, Jude.
Jude : Comment tu connais mon nom ?
Anton : Tu ne te souviens vraiment pas de moi ?
Jude : (Il le dévisage longuement.) Non…Pas la moindre image. T’es beau gosse. Je m’en souviendrais d’une gueule d’ange comme la tienne.
Anton : Tu n’as pourtant encore rien bu ! Pas une bouteille à tes pieds ! Tu as toujours ta petite planque sous la fontaine ?
Jude : Mais t’es qui, toi, pour raconter ces conneries-là ?
Anton : J’ai changé à ce point pour que tu ne me reconnaisses pas ?
Jude : J’ai…j’ai plus toute ma tête. La rue…ça t’absorbe. Tous ceux qui sortent des murs…Ils ont la même tronche. Mais…Vous ne pouvez pas comprendre.
Silence.
Jude : Allez, dégage. T’es peintre ? Tu veux faire mon portrait ? Ça va te coûter un max, tu sais. J’suis un modèle hors pair. Oui, oui…T’as beau te marrer. Je suis très cher.
Anton : Non. Tu n’as pas changé, vieux loup.
Jude : Mais t’es qui ? Y en a qu’un qui m’appelait…vieux loup ! (Ces deux derniers mots prononcés un ton plus bas.)
Anton : Je vois que tu n’as pas tout oublié.
Jude : Oublié quoi ?
Anton : Le squat Saint-Martin, ça te rappelle quelque chose ?
Jude : Tais-toi gamin. Tu n’étais même pas né. Comment tu connais c’t endroit ?
Anton : Tu as besoin de lunettes, vieux loup. C’est vrai que je ne suis plus un môme. Mais tout de même ! Tu as vraiment l’air en décalage horaire.
Jude : Ici. Y a plus temps. Et puis…J’ai plus envie de me souvenir. Mais si t’es un rescapé de ces endroits, tu devrais savoir qu’il y a tellement de passages qu’on en oublie les visages et les noms.(Il rit)Les noms. La plupart sont inventés. Et même quand ils sont vrais, tous les traits se superposent comme quand t’as trop picolé. Ça fait des drôles de lignes qui te donnent l’impression que t’es toujours avec le même pote. (Rires)Oui, tout se superpose. Tu vois, je n’ai pas tout oublié. J’ai encore un peu de vocabulaire.
Anton : Tu as toujours été au-dessus de la mêlée. Mais tes belles idées sur l’égalité, la fraternité ont fait que tu t’es mis à ressembler aux plus faibles pour être…au même niveau. Aucun n’avait la force de se hisser à ta hauteur d’esprit et de cœur. Alors…C’est toi qui es allé vers eux. Ça te rassurait. Mais ça ne t’a pas aidé. Au contraire. J’ai un temps cru que je pouvais quelque chose pour toi. Mais tu n’as rien fait pour. Et puis…J’avais mes problèmes. Il a fallu…
Jude : Mais t’es qui toi pour raconter toutes ces conneries que j’avais oubliées ?
Anton : Tu te souviens d’Anton ?
Jude : Anton ! J’sais plus.
Anton : Et pourtant, tu as le regard qui brille.
Jude : Ferme-là, l’étranger. Je viens d’avoir un flash du passé et…j’aime pas ça.
(...)
*****
(...)
Anton : (Rires) Non. Ce n’est pas ma Julie. C’est ma mère.
Jude : Ta mère !
Anton : Y a des années que je ne l’ai pas revue. J’étais ailleurs. Je pense qu’elle habite toujours au bout de cette rue. Peut-être même que tu la connais et qu’elle t’achète quelques livres. Elle n’a vécu que pour eux. Y a que ça qui l’intéressait. Elle voulait presque que j’en devienne un ! Mais ce n’était pas ça pour moi la vie.
Jude : Ça y est. Je crois me souvenir. Avec un prénom pareil ! On ne peut pas complètement oublier.
Anton : Si je m’appelle comme ça, c’est à cause d’elle.
Jude : Et ton père a laissé faire ?
Anton : Mon père ! Il s’en foutait du prénom. Il voulait un enfant d’elle. Elle a fini par céder. Elle pouvait bien l’appeler comme elle voulait cet enfant.
Jude : Ce n’est pas souvent que le désir d’enfant vienne d’un homme.
Anton : (Rires) Ce n’est pas ce que tu crois. Elle commençait à lui échapper. Il a voulu la rattraper comme ça.
Jude : C’est bien ce que je te disais. Habituellement ce sont les femmes qui te font un gosse pour que tu restes.
Anton : Eh bien chez moi ça ne s’est pas passé comme ça. L’enfant, il s’en foutait. C’est avoir quelque chose d’elle qu’il voulait. Il sentait le vent venir. Alors, il a assuré ses arrières. Et pour une fois il a su faire.
Silence.
Anton : À la fin j’étais l’incarnation vivante de leur bibliothèque. La synthèse comme il lui a un jour balancé quand elle l’a quitté. J’emporte avec moi la synthèse de toutes nos années. Allez, viens Anton. Viens avec papa. Non. Il reste avec moi. Tu vas l’enfermer dans ta poésie. C’était ma mère. J’étais trop petit pour pouvoir choisir, pour avoir le droit de dire. Et même si j’avais voulu, ils auraient combattu. Non pas pour me garder. Mais pour gagner. J’ai fini par devenir l’alibi de mon père pour qu’il reste en contact avec ma mère. Avec lui, elle n’avait pas besoin de baby-sitter. Anton. Oui. C’est moi. Je m’appelle comme ça parce que je suis né entre les pages d’un livre qui était ouvert ce jour-là. Je suis né parce qu’un homme aimait une femme qui lui échappait. Mais un môme ça ne fait pas tout. Il n’arrive pas au monde avec un tube de colle pour recoller leurs morceaux.
Jude : Tu n’exagères pas un peu ?
Anton : Oh ! Je suis bien au-dessous de la réalité. Mais tu sais à cette époque ils se ressemblaient tous ?
Jude : Qui ?
Anton : Les parents. J’avais dans ma classe un mec qui s’appelait Antonin parce que son père était fou d’Artaud. Un autre s’appelait Aurélien parce que sa mère était dingue d’Aragon. Moi c’est la loterie. J’aurai pu m’appeler Ulysse ou Dante. Je crois qu’ils auraient osé.
Jude : T’as quand même lu des livres pour citer tout ça !
Anton : Non. Je n’en ai lu aucun. En tout cas, pas les leurs. C’était leur vie. Pas la mienne. Je n’en voulais pas de leur héritage. Tous les mômes subissent les rêves de leurs parents. Alors tu ne crois tout de même pas que j’allais m’enterrer vivant dans leur forêt de livres. J’étouffais entre leurs pages. J’avais besoin d’air. L’air libre. Marcher dans les rues sans écrire la moindre ligne. Sans lire la moindre page. Juste marcher. Contrairement à eux. Rencontrer. Peu importe qui. Mais marcher. Regarder. Se laisser porter. Ils n’ont pas compris que la vraie bibliothèque, c’est l’être humain. Des milliards de livres dans les rues du monde. Tu n’as qu’à t’asseoir et écouter. Et là, le film peut commencer.
(...)
*****
Jude : T’étais où pendant tout ce temps ?
Anton : À l’étranger.
Jude : J’ai l’impression que je n’ai jamais bougéd’ici. Je suis comme cette fontaine. Elle n’a plus d’eau. Je n’ai jamais vu d’eau dans son bassin. Mais elle a toujours été là. Il n’y a que les livres qui me redonnent parfois un peu la notion du temps. Avec eux, je sens qu’il se passe quelque chose. Plus mon stock grossit, plus je sens basculer ce monde qui se cache derrière tous ces murs (Il lève un bras et balaie l’espace d’un lent mouvement panoramique.) Les livres ça leur demande un effort qu’ils ne veulent plus faire. C’est plus facile d’appuyer sur un bouton et d’avoir le monde qui s’allume pour vous. Ils n’ont jamais eu autant d’amis alors qu’ils sont tout seuls. Et quand ils sont obligés de sortir, ils passent sans te voir, le nez dans leur écran, quand leur truc n’est pas scotché à leur oreille. Deux euros. Un euro. Ce n’est rien pour eux. Pour moi…ça change beaucoup de choses quand y en a un ou deux qui tombent. Mais ils n’ont pas le temps de s’arrêter. Ils sont pressés. J’sais pas où ils vont. Sans doute derrière leur écran. Y voient que des horreurs, mais à eux il ne leur arrive rien de fâcheux. Ma chance finalement c’est que les livres ils s’en foutent. Ils s’en débarrassent pour faire de la place. Les écrans ça prend moins la poussière. Un coup de chiffon et hop ça brille. Un clic et hop t’es à l’autre bout de la terre. Il parait qu’ils n’ont même plus besoin de sortir pour se rencontrer. Un clic et l’amour t’est livré comme une pizza. Non, mais t’y crois ? Remarque, si je pouvais me trouver une gonzesse comme ça, je cliquerais bien un soir. Bah ! Derrière les murs on est malheureux pour un tas de raisons, sans raison. Mais ici. Faut survivre. Et si tu commences à réfléchir vaut mieux boire.
Anton : Chacun sa croix. Il y en a de plus visibles que d’autres. Mais leur poids est le même.
Silence.
Jude : Je crois qu’il y a des choses qui me reviennent. Tu ne serais pas par hasard ce gosse qui s’est barré un soir de chez sa mère et m’a empêché de… (Courte pause) Quand j’ai froid, je fais des cauchemars. Et ça revient. Je sens ta main me ramener à la surface de cette eau sombre. C’est ça, hein ?
(…)
ACTE II
Scène II
Personnages : Edmond, Anton, Juliette.
Décor : l’appartement d’Edmond
Edmond est seul dans la pièce. Il est assis à son bureau, penché sur un dossier. Il portedes lunettes tout en étudiant minutieusement un document à la loupe. Quelqu’un sonne à la porte et le fait sursauter.
Edmond : Qu’est-ce que c’est ? Je leur ai pourtant dit...Pas aujourd’hui...Il me faut un peu de temps tout de même ! Mais qu’est-ce qu’ils s’imaginent...que j’ai toujours 40 ans !
Il ôte ses lunettes, quitte sa chaise à regret et disparaît de la scène. On entend une porte s’ouvrir et la voix d’Edmond.
Edmond : Anton ! Tu ne me quittes plus ! Je me demandais qui c’était ? (Ils arrivent ensemble dans la pièce.) J’ai un instant cru que c’était le journal.
Anton : Le journal ?
Edmond : Ils ont envoyé une équipe sur un terrain que je connais bien et ils m’ont demandé d’étudier quelques documents.
Anton : T’es devenu espion ?
Edmond : Ne dis pas de bêtises. Ça serait trop long à t’expliquer. J’ai accepté, mais tous ces détails, sur les photos, ça me fait mal aux yeux. J’y vais à la loupe...Allons, oublions tout ça !... Je suis content que ce soit toi. Je croyais qu’ils venaient avant l’heure. J’allais les renvoyer. (Courte pause) Qu’est-ce qui t’amène ?
Anton : En fait...Je...Je ne suis pas seul.
Edmond : Comment ça ?
Anton : J’ai...J’ai parlé de toi à Juliette et elle aimerait bien te rencontrer.
Edmond : Juliette ?
Anton : C’est ma copine.
Edmond : Tu t’es enfin décidé à m’en présenter une ! C’est bien la première !
Anton : Elle n’est pas comme les autres.
Edmond : Attention ! Quand on commence à parler comme ça d’une femme, on est mal parti. Adieu veaux, vaches, cochons. Derrière soi la liberté. Elles sont fortes, tu sais. Bien plus qu’on ne croit. On est des angelots à côté. Et...Elles savent y faire pour nous garder. Elles en acceptent des choses. Bien des choses.
(…)
*****
(…)
Juliette : Anton vous a parlé de mon dernier projet ?
Edmond : Non, il ne m’a rien dit.
Juliette : (À Anton) Je croyais que tu l’avais prévenu.
Anton : Non. Je te laisse faire.
Juliette : Merci ! Tu aurais pu me préparer.
Edmond : Vous êtes bien mystérieux tous les deux !
Juliette : En fait...J’aimerais faire un documentaire sur vous, sur votre travail. Il y a longtemps que j’en parle à Anton. Mais...avec ses va-et-vient...Et chaque fois que je lui reparle de ce projet, il me dit qu’il n’est pas mûr pour vous le présenter. Mais cette fois, je ne l’ai pas lâché.
Edmond : Tu attendais de faire mûrir quoi ?
Anton : Je voulais laisser Juliette en dehors de mes histoires de famille. Voilà, tout.
Edmond : On n’est pas des criminels pour nous cacher à Mademoiselle.
Anton : Ne dis pas n’importe quoi. Tu sais bien que ma vie, c’est la mienne. Je n’étais pas prêt pour...faire le lien.
Edmond : Alors maintenant tu es prêt à bâtir des ponts ! En voilà une enjambée ! C’est un bon point pour vous, jeune fille.
Juliette : (Rires) Que...que pensez-vous de mon projet ?
Edmond : Il faut un peu développer, m’expliquer de quoi il s’agit exactement.
Juliette : Eh bien...Il s’agit d’un film documentaire sur le grand photographe que vous êtes. Laisser une trace de ce qu’on ne voit pas à l’image et qui a permis ce merveilleux travail. J’aimerais vous interviewer, avoir votre témoignage sur toutes ces guerres que vous avez traversées. Avoir votre avis aussi. J’ai vérifié, il n’y a que des articles, des livres. Vos photos bien sûr. Mais aucun film.
Edmond : Tu veux faire ma nécro ?
Juliette : Bien sûr que non ! Je voulais simplement vous rencontrer pour en parler.
Edmond : Un film sur moi ! Et qu’est-ce que tu mettrais dans ton film en dehors de moi ? Un homme quoi qu’il ait fait dans sa vie ça ne fait pas un film !
Juliette : Non, bien sûr. C’est pour en parler avec vous que je suis là. Pour peaufiner le projet...Selon vos souhaits aussi.
Edmond : Mais moi, je ne souhaite rien et surtout pas ça. Tu as beau être la petite lumière d’Anton...Je ne crois pas à ce type de projet. (Courte pause) S’il n’existe pas de film sur moi ou mon travail...Tu ne t’es pas posé la question du pourquoi ?
Juliette : Je croyais qu’on ne vous l’avait pas proposé.
Edmond : (Il éclate de rire et boit d’un trait son verre. Il le repose d’un coup sec sur la table, se lève d’un bond et arpente la pièce.) Elle est rigolote ta copine. (Rires) C’est pour ça que j’aime la jeunesse. Ils ne doutent de rien. Le monde est neuf. Rien avant eux.
Anton : On t’a déjà fait des propositions de films ?
Edmond : Bien sûr. Qu’est-ce que tu crois ! Et je les ai toutes refusées. Ils veulent te mettre en boîte pour leur postérité. Moi ! En boîte ! Jamais. Il n’y a que le cercueil qui m’enfermera dans sa coquille. L’image mouvement, elle ne me fixera pas. C’est moi qui fixe le monde. Non. Désolée petite. Je ne suis pas de la marchandise.
Juliette : Vous savez très bien que ce n’est pas ce que je veux faire de vous.
Edmond : De vous ! Tu vois bien. Tu parles bien de moi !
Juliette : Ce n’est pas vous. Mais votre parole. Elle manque. Il y a bien tous ces écrits, mais ce sont les autres qui parlent de vous. Moi, j’aimerais vous entendre.
Edmond : Mes photos ne te suffisent pas ? Elles ne parlent pas d’elles-mêmes ? Qu’est-ce que tu crois que je pourrais apporter à ces cris, à ces regards, à ces corps morts. Non. On arrête cette conversation. Je ne veux pas parler de ça.
Anton : Tu vois. J’t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée.
Edmond : Allez les chercher les vraies images.Vous. Les jeunes. Celles que je n’ai plus la force physique d’aller moi-même dénicher. Montrez-les-moi. Et là, je veux bien vous aider dans votre projet. Parler de moi n’a aucun sens ! C’est parler de votre monde, de celui que vous allez construire avec vos engagements, vos combats, vos idées, vos révoltes. C’est votre regard sur ce monde qui aujourd’hui importe. Ce monde-là, n’est plus le mien. Si j’avais encore les jambes, je rouvrirais cette armoire et je serais déjà en Syrie ou sur toutes ces routes qui portent le triste poids de tous ceux qui fuient leurs terres en feu. Je les aiderais même...à escalader ces murs que l’Europe et d’autres érigent devant eux. Allez ! Allez la chercher la vie. Là où elle est et pas dans mon salon où il n’y a plus rien à trouver, hormis du bon whisky. C’est mon travail qui a parlé au monde pendant toutes ces décennies. Parce que je suis allé sur le terrain. Corps à corps. Jusque dans ses endroits les plus sombres. J’ai failli maintes fois laisser ma vie dans les décombres de toutes ces villes étrangères. Et malgré les blessures et les quelques cicatrices que m’ont laissé mes traversées, pas une terre n’a voulu prendre mon corps. Elle s’emparait de milliers d’autres. Moi, elles me demandaient de continuer à photographier ce grand corps malade qu’est le monde et dont la maladie contagieuse, qui semble malheureusement incurable, est l’homme. Plus d’un demi-siècle de photos. Ça ne suffit pas ? Il faut des mots ! Ceux d’un vieil homme qui ne voit plus le monde que derrière son téléviseur et qui a fini par l’éteindre définitivement car il n’y trouve rien de bon. Toutes les images se ressemblent aujourd’hui. Les reportages filmés, comme les photos...De la lavasse. Elles ont toutes le même visage, la même couleur délavée, quand elles ne sont pas honteusement retouchées à faire croire à de fausses vérités. Un peu plus de rouge par-ci, par-là. N’est-ce pas la couleur du sang qui aujourd’hui fait vendre ? Et pas une. Pas une seule pour te donner l’envie de réfléchir. Juste du sensationnel. Comme si la misère du monde était à vendre ! Non. Désolé. Je n’ai jamais accepté. Et ce n’est pas à mon âge que je vais changer d’avis.
(...)
Tous droits réservés | Michèle Gautard