"La trace du papillon" - Pages d’un journal (été 2006/été 2007) - Mahmoud Darwich,
Traduit de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar – Actes Sud
Ces dernières pages, publiées du vivant du poète, nous entrainent dans la partition d’un cheminement intérieur où la prose et la poésie s’entrelacent dans l’évocation de la beauté du monde et de la douleur de ce même monde.
Ces pages libres sont des lucarnes d’où s’échappe la puissance d’une pensée poétique, philosophique, voire "politique", aux tonalités parfois sombres.
Ultimes pas d’encre qui interrogent sur leur présence au monde. Une présence dont la mémoire perd par moments sa propre trace, à ne plus distinguer le réel de l’imaginaire, le moi de l’autre ; mais dont chaque mot se fait l’allié indéfectible et redonne à cette mémoire son ancrage.
Les fragments libres de ce journal couvrent deux étés, mais leur lecture nous plonge dans une intemporalité permanente. Affranchis de toute contrainte, ils évoquent, entre autres, le joug des guerres, l’omniprésence de la mort, la beauté de l’instant dans lequel l’essence de la vie, en son plus infime détail, devient un moment d’éternité.
Ces lignes vertigineuses nous font entendre "le grondement du silence", les interrogations de l’homme qui s’oublie dans Ramallah ou de celui qui médite sur la solitude et sur lui-même. " (…) Si j’avais été un autre que moi, j’aurais délaissé cette feuille blanche pour faire comme le narrateur de ce roman japonais qui escalade le sommet d’une montagne pour voir ce que les fauves et les rapaces ont fait de ses aïeux défunts. "
Au fil des mots "cet autre" se dilue dans l’encre et nous conduit sur de nouvelles rives ; sur celles d’un fleuve mort de soif ou devant cette coupe de vin dont il fait l’éloge. Un hymne à la vie, au plaisir, à la poésie où la main du poète devient libératrice. "Je contemple le vin dans la coupe avant de le goûter. Je le laisse respirer l’air dont il fut privé des années durant. (…) Il me donne la conviction que je peux être poète, ne serait-ce qu’une fois ! " Un acte dont la métaphore renvoie à d’autres pages où les vers rappellent que certains murs emprisonnent.
"La trace du papillon" fait de chaque texte, de chaque poème, un espace extrême, comme si la page suivante était un miracle, une victoire sur la mort. Une lisière où l’improbable fut rendu possible. Cette sensation singulière transforme le lecteur en un "papillon" butinant de feuille en feuille dans la conscience d’une traversée de l’éphémère où les traces sont des empreintes dans lesquelles la mémoire prend racine.
"La trace du papillon" renvoie à l’immuable, à l’illusion d’un temps figé. La beauté du monde a toujours été là. Les guerres et la mort ont toujours été là. Tout résiste. Tout se perpétue. Un cycle infernal sans échappatoire où la création semble la seule issue possible.
" (…) la bête m’a dévoré sans parvenir à me digérer. "
" Rien ne me changera tout comme je n’ai jamais rien changé… "
" Devenu barque, l’arbre apprend à nager. Devenu porte, il protège en permanence les secrets (…) Devenu table, il enseigne au poète à ne pas devenir bûcheron. "
" Certaines tombes rendent visible le néant, (…) "
" (…) Au dernier acte tout restera en l’état… "
" La rature est écriture. "
Écrire… Un acte de survie. Écrire… à transcender les frontières et les mondes où l’imaginaire et le réel semblent avoir fait alliance. Et le poète nous entraîne dans le tourbillon de ses vers, dans la puissance des images qui s’incrustent en nos veines, comme si elles étaient notre propre mémoire. La mémoire universelle.
Goutte à goutte. La vie. La mort. L’encre. Des larmes en suspens. L’espoir altéré par l’histoire.
La joie, comme un horizon. L’instant, une illusion enfouie. Des rêves conduisant au milieu de nulle part.
Tenter de donner sens à l’idée du vivant sans pouvoir en saisir les semences. Au bord du précipice tout redevient autre. Il n’y a rien de plus beau que l’imaginaire pour s’émanciper des chaînes du réel ; mais la vie l’empêche bien souvent d’éclore.
Traces " (…) d’un poète qui n’aime pas pleurer sur les vestiges, sauf si le poème l’exige ! "
Traces où " la rhétorique est la haute capacité à élever le mensonge au rang de l’extase. "
Traces. La guerre emporte les corps. Le sang de certains aura depuis longtemps séché lorsque ces pages seront lues. Le sang d’autres continuera de couler ; mais l’empreinte de la goutte de sang restera une présence qui traversera et racontera.
"La trace du papillon" est un fil d’encre tendu vers l’autre que rend visible Mahmoud Darwich. Un fil qui relie les hommes et les mémoires. Les mondes et les temps. Et fait que rien n’a véritablement disparu, que rien n’a été vécu en vain ; pas même cet infime détail qui appartient à tout un chacun.
" (…) peut-être suis-je un mort à la retraite/qui passe de courtes vacances dans la vie ! "
" La trace du papillon est invisible. /La trace du papillon ne s’efface pas. "
Elle est l’empreinte d’une offrande millénaire dissimulée dans les replis d’un écrin où le temps cesse de renaître, l’instant d’un tracé sous la plume du poète.
Tous droits réservés |