"Serre moi fort", un film de Mathieu Amalric
d’après une pièce de Claudine Galéa "Je reviens de loin"
Porté par la puissance d’une narration labyrinthique, ce film magnifique est un subtil montage qui entremêle les scènes dans une fusion des temps et des espaces. Un dispositif qui renforce singulièrement l’étanchéité des mondes dans lesquels vit désormais séparé le couple que forment les deux protagonistes, interprétés par Vicky Krieps et Arieh Worthalter.
De cette césure va surgir deux points de vue qui vont sans cesse chercher à s’approcher au plus près de cette frontière derrière laquelle se trouve l’autre.
Si la bande son tente de faire lien, un lien fantomatique où les voix, la musique, les souvenirs s’évertuent à raccorder les mondes ; chacun cherche l’autre là où il n’est peut-être pas.
Dans quel espace-temps sommes-nous ? Pour le savoir, il faut suivre le jeu de piste élaboré par la magistrale performance de Vicky Krieps dont le personnage nous conduit bien au-delà des apparences.
Le film s’ouvre sur un départ. Celui d’une femme qui quitte la demeure familiale. Il paraît que celui qui part n’est pas toujours celui que l’apparence veut bien laisser croire.
La mise en scène, le « ludique » deviennent des passerelles nécessaires pour quitter les lieux, s’échapper ; peut-être panser des blessures. Des signes peu à peu éclairent cette traversée sibylline. Des empreintes que le réel a laissées sur le corps de l’imaginaire. Un imaginaire qui a beau tout effacer, certaines traces demeurent. Défier le réel, le revêtir, devient alors un acte salvateur.
Ce jeu laisse filtrer par endroits une insidieuse lueur. Retrouver l’autre finira peut-être par devenir réalité. Retrouver l’autre. On ne sait jamais comment. Continuer. Imaginer. Espérer. L’imaginaire a une force que n’a pas le réel. Tout remettre en scène lorsque l’on ne peut plus rien remettre en question.
Et c’est là où le cinéaste devient un véritable tisserand. Son montage ouvre une kyrielle de champs où les pièces éparses d’un puzzle finissent par lentement s’assembler autour de ces deux mondes ; celui de la femme partie seule et celui de l’homme abandonné avec leurs deux enfants, tous trois restés dans la demeure familiale.
Par moments, il y a jonction des temps, voire l’évocation d’un passé commun. Ce bref instant du souvenir évoqué de la rencontre du couple redonne au temps un fragment de son ancrage dans le réel. Mais le présent que cherche-t-il à révéler ou à dissimuler dans la fracture de ces deux mondes ?
Pour la femme, partir, n’est-ce pas retrouver les siens en les laissant vivre à distance ? Les espaces temporels sont ouverts, tout comme les hypothèses.
Les deux protagonistes monologuent dans des tentatives de dialogues avec l’autre. L’autre qui n’est pourtant pas là. Si les réponses se font écho dans un montage où la voix devient un champ- contrechamp qui rapproche intérieurement les personnages, aucun plan ne semble pouvoir les réunir dans un même cadre.
Lequel de ces deux mondes est le réel ? Celui de l’homme ? Celui de la femme ? Au fur et à mesure que le film ou plutôt le fil se déroule, on commence à sentir, à entrevoir, peut-être même à comprendre. Mais l’on préfère continuer à suivre l’imaginaire de la femme qui s’évertue à tisser son propre fil. Un fil auquel on s’accroche car il protège encore des blessures du réel. La musique, omniprésente, relie les mondes, les êtres jusqu’à cette lisière où franchir semble impossible.
Se raconter. S’inventer pour continuer à vivre sans l’autre. Pour tenter de retrouver l’autre. Magnifique scène où Vicky Krieps déboutonne la chemise d’un inconnu et pose sa paume sur son torse velu pour sentir la vie ; le corps de l’absent. Qui a quitté l’autre ?
Les mots sont inutiles. L’inconnu se laisse faire comme s’il comprenait sans savoir, acceptant la puissance exutoire de ce geste tel un passeur de mondes.
Le temps s’inscrit dans l’esprit de la femme. Un temps à vivre. Une attente pendant laquelle les enfants grandissent et les saisons s’écoulent. La neige recouvre. La mère est là, à distance derrière cette paroi blanche. Omniprésence de ce fantôme bienveillant qui ne peut rien, hormis rester inlassablement sur ce même seuil. Observer. Murmurer. Veiller sur l’autre. Infranchissable seuil d’où s’échappe cette musique que joue si bien au piano la fille du couple. Une musique qui devient un abyssal silence si elle n’est plus jouée. Alors l’imaginaire sans cesse la réinvente. Mais le réel finit par claquer au visage telle la voile d’un voilier qui revient seul au port. Qui a ramené ce vaisseau fantôme ? Où sont les passagers ? Qui joue si bien du piano ? Le destin était si prometteur.
Traverser les saisons et les partitions. Vers quel horizon ? Que faire en attendant la fonte des neiges ? Tenir. Tenir jusqu’à ce point de non-retour. Inéluctable. Ce point où il n’est plus possible de continuer à se dédoubler, à s’inventer. Ce point où le clavier ne peut plus faire lien.
Cette scène où les corps finissent par se rejoindre est sans échappatoire. Un moment d’une incroyable puissance. Les masques tombent sur la douleur. Il n’y a plus qu’une seule et même lecture. Un point unique où plus aucune mise en scène n’est possible, où la musique n’est plus un baume, où la neige ne recouvre plus rien.
La réalité redistribue les rôles de façon irréversible. « Je » est désormais face à lui-même. Face au réel. Un seul et même monde. Le sien. Celui où le destin finit par rattraper.
Avec ce film d’une grande puissance, Mathieu Amalric offre à Vicky Krieps son plus beau rôle.