Résumé du roman - Les portes du silence
Adaptation de la version verticale "le goût de l'autre"
Entre Paris et Tokyo, les destins croisés de deux femmes. Une française et une japonaise.
Mieko vit depuis trente ans avec Kimawata, un artiste de renommée internationale. Ils forment un couple fusionnel dont l’épicentre est l’œuvre du peintre. Le mystère qui anime sa frénésie créative et dont seule Mieko a connaissance, la pousse à vivre volontairement sous l’emprise de cette création.
Violaine travaille à Paris pour un journal d’art contemporain. Elle connait bien le couple. Ses articles ont révélé à Mieko qu’elle comprenait mieux que quiconque l’œuvre singulière de Kimawata.
Depuis plusieurs années, Violaine vit au rythme des longues absences de son grand amour, Jochen, qui habite Berlin et parcourt inlassablement le monde pour réaliser ses films. L’attente et l’absence sont pour elle des facteurs de souffrance qui altèrent la réalité de leur histoire.
En vue de la préparation d’une importante exposition, Violaine doit prochainement se rendre à Tokyo. Mais un appel énigmatique et inquiétant de Mieko va l’obliger à prendre le premier avion. Ce voyage va bouleverser les destins.
De la passion au deuil, de la douleur à l’amnésie, chacune éprouve les limites et les forces de cet amour qui les possède.
Ce roman raconte les traversées labyrinthiques de ce grand mystère qu’est l’amour.
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Divers extraits du roman - Les portes du silence
De la fenêtre de sa chambre d’hôtel Jochen Böhme regardait tomber la pluie. Les gouttes glissaient le long de la paroi de verre. Il pensait à la scène qu’il allait tourner. À quelle distance du personnage poser sa caméra ? Léger zoom avant. Arrêt sur image. Cette fois, il la tenait. Gros plan. Les traits de l’homme s’y prêtaient.
Son goût du risque le poussait à s’approcher au plus près de cette lisière où le grain de peau s’ouvrait sur l’intérieur. Ne rien abîmer au passage. Juste donner quelques sueurs froides. N’était-ce pas ce que le public réclamait ?
Jochen Böhme avait très vite compris que celui qui ne s’exposait pas avait la force nocive de détruire celui qui osait s’aventurer sur le terrain fragile de la création. Pour ne pas être atteint par ces médiocres lâchetés, comme il les nommait, il fallait être un roc. Une paroi étanche.
Ses films s’ancraient dans la réalité du monde. Véracité. Il s’y efforçait. Ligne de conduite aux contours sinueux, altérée par endroits. Il savait subtilement gommer les frontières. Hors champ…Tout pouvait se passer.
Chaque film prenait sa source dans la même émulsion. Intarissable matière. Les mystères de l’univers.
L’icône qu’il était devenue arpentait le globe sans relâche. Ce qu’il en ramenait n’avait rien de nouveau. Mais sa lecture suffisait pour satisfaire son public. Elle lui donnait l’illusion de s’instruire tout en se divertissant.
Sa voix se faisait l’écho des gouffres les plus profonds. Son imaginaire donnait du relief aux plaines. Son souffle révélait les hauteurs vertigineuses de l’Himalaya. Être à la page de la vie terrestre. Il fallait suivre le courant de la fonte des glaces. Le cycle infernal des ouragans, des tremblements de terre et autres tsunamis.
Montrer avec la même force la transhumance humaine sur les hauts plateaux. Les anciens devaient toujours aller plus haut. L’homme moderne, mercantile, repoussait sans cesse leurs limites. Nostalgie des temps passés. Les coutumes étaient ancrées dans les cœurs.
De témoignages en témoignages l’histoire humaine se tissait. L’image tentait de la fossiliser. Les observatoires poussaient sur les montagnes les plus sacrées. Il filmait. Évolution technologique sur fond de décor ethnique. Il engrangeait. Changements climatiques. Il tournait. La flûte de pan criait du haut des montagnes sa souffrance. Il enregistrait.
En Europe on aimait bien cette musique surannée. L’âme des anciens crevait les écrans du prime time. Auguste nature. Il fallait la préserver. On venait tout juste de le comprendre.
Il offrait une tribune à tous ces peuples. Une occasion inespérée.
Difficile de raconter leur histoire en si peu de temps. Le sien était compté. L’antenne n’attendait pas. Il fallait mettre en boîte. 45’ de matière. Pas plus.
Qui pourrait entendre leurs cris derrière ce verre opaque ? Qui pourrait percevoir la profondeur de leurs maux en si peu de mots. Ils n’avaient pas mené toutes ces luttes pour pareille mascarade !
Ils ne pouvaient pas le planter ainsi ! Là ! En plein désert. Il avait fait un si long voyage pour parvenir jusqu’à eux. Ils ne pouvaient pas rester muets.
Les premiers se mettaient à parler. Les autres suivaient. Il était satisfait. Flux incessant. Les images dégoulinaient des téléviseurs. Les siennes s’y mêlaient. À cette heure de grande écoute, on ne reculait devant rien. Lui aussi avait ses guerres tribales.
Ses libres échanges faisaient bonne audience. Au moment où son public dînait, il l’emportait à l’autre bout du monde dans des contrées lointaines où jamais la plupart n’iraient.
Par moments, les bouches s’arrêtaient de mastiquer, les verres restaient en apesanteur. Foyers percale, satin ou polyamide, tous écoutaient la parole de ce chef de tribu qu’il avait réussi à apprivoiser en vue de cette heure du repas.
Champ contre champ. La science reprenait la place de son temps, évinçant tous les autres. Il savait que c’était à ce moment précis que les assiettes et les verres se vidaient. L’indien des hauts plateaux, il s’en servirait plus tard ; juste avant le dessert.
Tenir en haleine. Il y avait tant d’autres images devant lesquelles ils pourraient finir leur repas.
Sa persévérance lui avait donné gain de cause. Peu à peu, il avait trouvé son public. Chaque semaine, il s’invitait à leur table. Maintenant qu’il les tenait, il faisait son possible pour ne jamais les décevoir.
La flamme de son regard était devenue un label. Battements de cils. Sourire à peine esquissé. La fossette marchait à tous les coups. Ne pas en abuser. Elle lui servait dans les moments difficiles.
Filmer sans jamais s’arrêter. Être omniprésent à l’antenne. Les absences étaient des failles. Le public s’y engouffrait. Une image passait…D’instinct il la suivait, s’entichait de nouveaux visages. La réponse à leurs rêves, à leur imaginaire. Leur somnifère pour sortir de l’ordinaire. L’autel du prime time n’épargnait personne.
Depuis la nuit des temps les temples s’érigeaient, les icônes se succédaient, les rituels se substituaient, les gloires se diluaient ; ceux qui perduraient gagnaient quelques siècles, parfois un ou deux millénaires, rarement plus.
Les foules adoraient les corps qui s’exposaient pour elles.
Vies brisées au sommet d’une gloire illusoire. Tous rêvaient d’éternité.
(...)
Violaine était chez elle à Paris. Elle écrivait un article sur un jeune peintre suédois. Elle travaillait pour une revue d’art. Un hors série était consacré à ce jeune prodige encore inconnu du grand public, mais dont les milieux avertis suivaient avec ferveur l’évolution. Il faisait l’unanimité. Ce qui était rare.
Ce magazine paraissait à l’occasion d’une exposition organisée par une grande galerie parisienne. Elle présentait en avant-première mondiale sa dernière création.
Violaine ne faisait pas exception. Son article était dithyrambique. Son stylo glissait avec détermination sur la feuille blanche, noircissant au fil de son passage les lignes silencieuses de ce corps de papier.
« …Unité harmonieuse d’un grand corps pointillé… » Son stylo resta soudainement en suspens. Inexplicable altération du mouvement. Sa main tremblait légèrement sans raison apparente.
Une voix lointaine avait murmuré son prénom ! Oui…Elle avait cru entendre et reconnaître cette voix. Un appel mystérieux. Une traversée des mondes. Un cri qui finit par échouer sur le récif de celui…
Déconcertante hallucination. Une troublante impression. L’atmosphère feutrée de la pièce absorba ce son évocateur. Cette note que Bach laissa échapper à son passage le dilua complètement. Une musique qu’écoutait Violaine en arrière fond.
Ce leurre…Singulièrement présent. Jochen ! Que venait-il faire au beau milieu de son article ? Énergie pénétrante. Assaillante. Une envie soudaine de lui ! Qu’est-ce qui lui prenait ? Où pouvait-il être à pareille heure ?
Effort cruel de mémoire. Rassembler les morceaux d’un puzzle presque trop ancien. De quand datait leur dernière rencontre ? Refaire les pas à l’envers. Pénible calvaire. Sanctuaire enseveli sous les décombres d’un temps. Douleur à fleur d’une peau jachère. Le bruit étouffé d’une horloge arrêtée dans le mouvement impétueux de leur dernier baiser.
Elle posa son stylo et compta sur ses doigts. Comment pouvait-il la laisser ainsi ? Seule…Tout ce temps !
Aimer…À accepter son besoin vital de filmer sans présence affective à ses côtés. Aimer…À se glisser dans ce plein temps de l’autre. Un temps…Si réduit pour elle !
Arrêter cette histoire. Dès qu’elle y songeait, d’instinct son cœur reprenait les rênes et la ramenait sur ce rivage où elle l’attendait.
Persévérance à croire que l’on va finir par réussir à transformer le souvenir en une réalité recouvrée et que cet autre va un jour nous rendre tout ce temps à lui seul sacrifié. Mais le sablier du temps n’incarne pas nécessairement les serments d’un seul amant.
Solitude. Quel trophée imagines-tu avoir remporté ? La puissance de nos croyances à nous faire tenir là où l’on ne fait que subir. Il fallait qu’elle comprenne la nature humaine. La sienne. L’amour véritable n’avait-il pas cette vertu ?
À chaque séparation le même rituel. Ne pas abîmer leur moment par des larmes inutiles, par des questions sans réponse. Demain viendra en son temps. Un temps qui en l’instant à lui-même échappait. Impossible de donner une date. Son visage s’assombrissait. Il le caressait. Il voulait emporter le meilleur.
Une fois seule…Une envie légitime de réel. Elle finissait par déroger et lui téléphonait. L’entendre lui donnait l’envie de revenir. Non, ce n’était pas le moment. Les sentiments…Pas maintenant. Il était en plein montage. Demain l’antenne. Et après un autre tournage. Non…Décidément…Pas maintenant.
Sa voix triomphait à le faire succomber. Oui, il promettait. Après ce tournage-là, il viendrait. Il finissait par revenir. L’instant annihilait tous les temps.
L’amour. Un baume sur les plaies rustiques du vivant. Sa grâce innocemment triomphait. Et les chairs se retrouvaient comme si jamais elles n’avaient été séparées.
Accepter de le recevoir comme il s’offrait. Devenir sculpture à sa dimension. L’amour…Lui seul savait pourquoi il était né en pareil endroit.
S’engouffrer dans d’autres corps. En finir. Qui l’obligeait à subir pareil sort ?
(...)
Tous droits réservés | Michèle Gautard