2023 - Fermer les yeux - Un film de Victor ERICE

"Fermer les yeux", un film de Victor Erice


Le film « Fermer les yeux » de Victor Erice est la pépite cinématographique de cet été 2023. Cinéaste bien trop rare, son œuvre est à découvrir ou redécouvrir. En 50 ans de carrière, il n’a réalisé que quatre longs-métrages. « Fermer les yeux » est son quatrième. 

 

Ce chef-d’œuvre bouleversant est une mise en abyme, subtilement orchestrée par le montage et ce rapport au temps que semble si bien connaître Victor Erice et avec lequel il jongle admirablement pour élaborer sa trame narrative. 

 

Les frontières qui habituellement distinguent « le réel » de l’illusion et de l’imagination créative, disparaissent dans ce film. Les éléments qui les composent ou les représentent, comme par exemple des objets, forment une complémentarité qui rend un magnifique hommage au cinéma et à ses « accessoires ».

 

La très belle scène d’ouverture, filmée en 35 mm, nous plonge dans un univers dont l’action se déroule en 1947. Ce début nous entraîne dans une histoire dont on aimerait voir la suite ; mais une césure temporelle et pelliculaire nous oblige à quitter cette atmosphère envoûtante. Nous passons du 35mm au numérique et changeons ainsi d’époque. Nous voilà propulsé en 2012.

 

Le film tourné en 35 mm, dont on vient de voir un fragment, est inachevé. Il fut réalisé 20 ans plus tôt par l’un des protagonistes Miguel Garay. Dans ce nouveau temps numérique, nous y découvrons Miguel arrivant dans les locaux d’une télévision où il a rendez-vous. Il vient participer à une émission de « télé-réalité » dont l’objectif est la recherche de personnes disparues. 

 

La présentatrice de l’émission s’intéresse à la disparition de l’acteur principal du film de Miguel ; Julio Arenas, acteur célèbre à l’époque, disparu en plein tournage. C’est principalement pour cette raison que le film n’a pu être achevé. Miguel dira d’ailleurs qu’il a perdu un film et son ami. Les deux hommes étaient liés depuis leur jeunesse. Il fut donc impossible de remplacer Julio pour finir ce tournage. 

 

Qu’est devenu Julio, parti sans laisser le moindre indice et pas la moindre trace ? Est-il toujours vivant ? S’est-il suicidé ? A-t-il volontairement changé d’identité ? Il s’est totalement volatilisé du réel, laissant de lui les rushes d’un film inachevé et le visage d’un homme sur lequel le temps s’est arrêté. Le mystère demeure toutes ces années après.

 

Cette émission va servir de fil conducteur pour ouvrir les malles du passé. Un fil qui va tenter de raccorder les temps cinématographiques avant de laisser sa pleine place au cinéma. 

 

Lors de son passage à Madrid, pour les besoins de cette émission, Miguel va ouvrir des coffres anciens dans lesquels des objets « réels » de son passé vont se mêler aux accessoires du décor de son film inachevé ; le tout stocké pêle-mêle dans un garde-meuble. 

 

À leur tour, ces objets vont le conduire à retrouver des personnes de ce même passé. Une quête qui va peu à peu ouvrir des portes verrouillées et faire ressurgir d’autres fantômes. Julio Arenas est-il le seul fantôme disparu ? 

 

Lorsque les frontières du réel et de l’illusion cinématographique semblent ne plus avoir d’importance, « le réel » finit par prendre racine dans des objets ayant servi de décor à ce film d’un autre âge. Auront-ils la force d’ouvrir cette mémoire cadenassée du passé ? 

 

Si la vie peut conduire à la perte du réel, le cinéma peut-il devenir une passerelle qui ramène vers ce réel ? 

 

« Au cinéma, il n’y a pas eu de miracle depuis la mort de Dreyer », comme le rappelle magnifiquement l’un des personnages du film. 

 

Mais le réel et l’imaginaire ne forment-ils pas la trame d’un même monde, celui du vivant ? 

 

Vivre. Créer. Faut-il vraiment choisir ? Miguel s’interroge sur l’idée de chef-d’œuvre. Pourquoi vouloir faire de sa vie un chef-d’œuvre et non un film ? 

 

Disparaître du réel… en plein tournage. La télévision s’empare du sujet dans un temps où les boîtes de films s’entassent dans le local de Max, ami de longue date de Miguel, cinéphile et conservateur de toutes ces « vieilles bobines ». Superbe personnage qui incarne la mémoire du cinéma et se fait le gardien de ces temps où ce même cinéma portait une somptueuse robe pelliculaire. Un corps que l’on pouvait toucher, caresser et dérouler comme une traîne de lumière dans un espace obscur où un à un, les photogrammes, s’illuminaient comme des lucioles. « Il n’y a même plus de projecteur pour passer toutes ces bobines » comme le rappelle Max. Et pourtant… 

 

Si la mémoire et les êtres s’absentent d’un réel, le cinéma de Victor Erice devient leur boussole ; tout en nous rappelant que la pellicule est une matière aussi périssable que l’être et fragile comme sa mémoire. 

 

Les rushes projetés de ce film inachevé semblent détenteurs d’une force mystérieuse. Un peu comme si chaque photogramme (encore eux) formait les pièces d’un puzzle de la mémoire qui s’éveillerait, grâce à la magie du cinéma dont un vieux projecteur se fait le passeur. À redonner vie à la pellicule 35mm et aux derniers plans de ce film inachevé. Des images qui clôtureront superbement le film de Victor Erice. 

 

« Fermer les yeux » est un chef-d’œuvre dont la transcendance émotionnelle n’est pas dans l’histoire, mais dans l’acte de création que nous offre Victor Erice. Une création sans laquelle l’âme humaine serait sans sa lumière. 

 

Lorsque des yeux se ferment… fondu au noir sur une victoire, celle du cinéma. 

Lien du film - Site AlloCiné
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