"Les carnets de Siegfried", un film de Terence Davies
Carnet de vie. Carnet de mort. Le corps traverse l’histoire. Le corps victime de l’histoire. Le corps se révolte. Le corps désire. Les temps ne sont pas propices.
Ces carnets ont pour toile de fond la première guerre mondiale et le spectre de la seconde. Cette grande histoire collective que quelques-uns décident pour l’ensemble… Mutilation des destins. Désobéir, refuser de cautionner cette boucherie. Ces carnets, d’une histoire individuelle, sont des pages ouvertes sur toutes ces questions. Des pages sur lesquelles le traumatisme mortifère de la guerre donne singulièrement vie à la poésie.
« Les carnets de Siegfried » sont ceux d’un poète britannique oublié, Siegfried Sassoon, devenu objecteur de conscience, après être revenu du front lors de la guerre de 1914 ; révolté et traumatisé par tous ces corps emportés, le plus souvent dans la fleur de l’âge.
Corps sacrifiés avant d’avoir pu vivre le temps de l’amour et des plaisirs. Quant aux survivants, ils ne sont que chairs brisées, mutilées, esprits torturés. Les morts vivants de temps qui ne sont plus les leurs. La guerre annexe les chairs et meurtrit l’âme.
Chair à canon. Chair regorgeant de désirs. La partition de cette survie s’inscrit sur les pages du carnet du poète où les vers et le sexe deviennent des lucarnes lumineuses, parfois elles aussi douloureuses.
Le cinéaste Terence Davies, alterne les temps et les époques et parfois les superpose dans la grâce d’un montage pelliculaire où des images en noir et blanc, évoquant le front, répondent magnifiquement aux images en couleur, incarnant les guerres intérieures de ce jeune poète.
Jugé par sa hiérarchie, protégé par les siens, lui évitant la cour martiale, il sera un temps envoyé en hôpital psychiatrique. Il y rencontrera un médecin à l’écoute, par moments étrangement miroir apaisant. Il y fera surtout la rencontre du jeune poète Wilfred Owen dont il tombera amoureux.
Les chairs aiment la vie, le sexe et la poésie, mais la guerre sépare les corps et ne laisse pas le temps à l’amour d’être pleinement vécu. Demeurent la douleur et les vers.
À travers l’histoire de ce poète oublié, cet ultime film de Terence Davies, mort à l’automne 2023, nous offre la résurrection d’un passé, tel un héritage testamentaire.
Bien au-delà du miroir contemporain que nous tend Terence Davies, cet ultime film est une magnifique partition cinématographique. Une création mémorielle qui redonne à la poésie, au désir et à l’amour, tout ce que l’horreur des guerres ôte à l’humain.