Pages arrachées d'un journal - Des pas vers l'ailleurs
Dialogues entre les mondes,
Lui n’est plus là. Il a quitté ce monde. Elle… Elle écrit comme elle l’a toujours fait. Mais cette fois est tout autre. Il n’est plus à ses côtés, ni dans une autre pièce. Il n’est pas même quelque part, ailleurs, en ville ou dans un coin du monde. Il n’est plus. Tout simplement plus.
Mais alors, que fait- elle sur ces pages… avec lui ?
Elle cherche un fil de lumière en son encre devenue opaque.
Retrouver sa trace dans cette obscurité. Impossible destinée. Et pourtant, son désir de traverser demeure une implacable réalité. Trouver cette brèche où l’encre s’infiltre, où l’esprit conduit, où le canal qui relie les mondes devient le passage de tous les possibles. Réalité ou imaginaire ? Nous ne savons rien de ce que nous pouvons faire. Nous n’avons exploré que l’apparence des choses. Toutes ces futilités qui conduisent à la seule surface de ce monde. Les profondeurs de l’être font bien trop peur. Pourtant, certains s’y aventurent. Mais pour la plupart, c’est un monde obscur. La peur de s’y noyer, de ne pas revenir à soi ou découvrir l’inconcevable…D’autres réels qui pourraient faire de nous des étrangers à nous-mêmes.
Elle ne cherche pas à lui écrire. On n’écrit pas à un mort. Ses mots… de simples passerelles. Des planches de salut sur lesquelles elle avance sans penser à la chute. Elle ne craint plus rien. Elle a déjà tout perdu. L’annonce de sa mort a tout emporté. Rien de pire ne peut désormais lui arriver.
Ce qu’elle veut, c’est suivre son instinct. Trouver un moyen. Parvenir à traverser. Tenter ce voyage vers l’impossible. Pour cela, il lui faut aller au-delà des pages ; puiser dans les ténèbres cette incertaine lumière où elle sent qu’elle pourrait le frôler, le sentir. Peut-être même l’entendre. Un appel du grand large où les lois de l’univers laissent parfois passer certains voyageurs, le temps d’une intemporelle rencontre. Elle a eu vent de ces choses-là. Mais tout cela… Si confus. Non. Décidément, elle n’a plus rien à perdre.
Elle a beau sentir cette extrême douleur qui fait trembler sa plume, plus elle pénètre l’inconnu, plus s’ouvre une voie qui semble les rapprocher. Elle le sait sans en savoir plus.
Sur ses pages, qu’elles croyaient familières, elle en oublie la matière et l’espace qui l’entoure. Elle s’accroche à ce fil extirpé de l’une d’elles. Pour en arriver là, il a fallu qu’elle l’écorche. L’encre a giclé. Il y a toujours une première fois. Mais pas une goutte n’est retombée. La fissure a tout absorbé. Elle peut ainsi continuer à semer dans cette blancheur qui semble avoir désormais un souffle. La sensation est étrange. Elle lui donne l’impression que ses mots ont disparu. Elle n’écrit plus, elle sculpte une matière inconnue. Oui, c’est cela. Plus le mouvement l’entraîne, plus cette certitude s’ancre en elle. Elle est soudainement devenue un sculpteur de lumière dans cette obscurité sans frontière. Lumière. C’est le seul mot qui revient en boucle comme une présence qui l’éclaire. Elle avance. Quelque chose se transforme sous la force de ce mouvement. Une forme indéfinissable s’en échappe.
Plus l’encre se répand, plus elle s’éloigne de ce monde dans lequel ils se sont rencontrés et aimés. Elle s’approche de tout autre chose. Un espace où les mots sont des récifs sur lesquels elle s’appuie pour ne pas sombrer. Certains lui murmurent qu’elle ne doit plus se retourner. Le monde qu’elle laisse derrière elle n’était qu’un hologramme. Une projection mentale où la puissance d’un esprit a réussi à féconder la matière. L’image s’est dupliquée, la matière étoffée. La vie s’est incarnée. Elle n’avait jamais vu les choses ainsi.
Les mots glissent, coulent, s’enracinent dans la blancheur d’un sol inexploré. Le connu s’efface au fil de l’encre. Par moments, le silence devient une présence dans laquelle ses mots infusent avant de surgir méconnaissables de cette blancheur aréneuse que sont devenues ses pages.
Soudainement un frisson. Elle sait. Elle sent. Elle n’est plus seule. Il est là. Est-ce lui qui alimente ce flux qui la conduit ? Elle écrit sans savoir ce qu’elle ramènera de cet insolite voyage. Cesser de penser, d’imaginer ou de se raccrocher au rationnel. Si la raison interfère, elle risque de couper ce fil et stopper net sa traversée. Une traversée au cours de laquelle elle pénètre une énergie nouvelle. Tout semble s’accélérer, se dédoubler, les matières se dissocier tout en continuant à s’allier vers un même horizon, vers d’autres dimensions. Serait-elle dans le sillage d’une essence retrouvée ? Ne plus réfléchir. Oublier le langage et sa sémantique. Et suivre ces silhouettes d’encre sans s’interroger.
Sa main est légère, véloce, aérienne. Elle… En apnée. Sa plume devient sa boussole. Elle s’emballe. À présent, elle sait qu’elle a vraiment traversé. Elle a besoin d’un passeur pour ne pas s’égarer. Il est là. Tout près. Non. Il est en elle. Elle a froid. Terriblement froid. Onde glaciale, singulièrement vivante, transperce et infiltre ses chairs, son âme. Elle n’avait jamais vraiment cru en l’âme. Elle parlait de l’inconscient et de son double, d’une nébuleuse qu’elle maintenait à distance ; mais là, il s’agit de tout autre chose, de quelque chose qui est sa racine profonde, mais qu’elle ne peut saisir, ni atteindre dans cette matière où elle est incarnée. Et c’est cette âme, qu’elle ressent pour la première fois, qui fait lien avec celui qui la traverse. Cette pensée accentue ce froid qui la pénètre. Un froid intérieur, saisissant tout son être, bien au-delà des chairs.
Dépouillé de ses artifices charnels, son intérieur devient un espace ouvert. Il lui révèle des forces insoupçonnées qui émanent de sa propre substance. Elle a froid, si froid. Ne pas craindre. Ne pas revenir en arrière pour tenter de retrouver, une fraction de seconde, la rassurante chaleur de son corps. Elle sait qu’elle y serait de nouveau seule. Pénétrer cette froideur. Laisser ses chairs s’en imprégner, jusqu’aux tréfonds de ses os. S’accrocher à ce froid intérieur qui ensevelit la moindre parcelle de son être. Rester fermement agrippée à cette plume qui vibre sous la puissance d’une force nouvelle. Elle est sur un seuil.
- LUI : Tu as fini par trouver l’entrée. Si tu savais comme ta lumière me fait du bien. Ta plume est la trace d’un monde intérieur d’une incroyable vastitude. Un monde bien plus réel que celui dans lequel tu demeures encore. Les matières sont des rêves que l’esprit invente. Il a cette force de les incarner. Difficile à accepter, là où tu te trouves. Cette plume que tu me tends est une perche de lumière qui tente de retrouver la puissance de la matrice dont elle ne sait, si elle existe ou non. Le canal est étroit, mais ta plume traverse. Un va-et-vient entre les mondes où les énergies convergent et fécondent de nouveaux espaces.
- ELLE : Je ne comprends pas bien ce que tu me dis. Tu sembles avoir tellement changé !... Alors que tu n’es mort que depuis quelques jours. Je… Je me demande si c’est bien toi…
- LUI : Ne t’en vas pas. Ne fais pas demi-tour, maintenant que tu as traversé. Ici, on est…Non pas un autre, mais… Autre. On est… Comment te dire… Une énergie. Une présence. La vibration d’un souffle, animé par une transmutation alchimique où le corps est absent, mais l’âme vivante. Ici, on est sur un autre plan. Ici… Non. Aucun mot ne peut véritablement s’approcher de cette quintessence retrouvée. C’est une tout autre dimension qui marque la limite de cette transfusion de mots échangés… Sur terre, comme en terre, c’est la matière qui nous habille…Oui, tu peux écrire ce mot que tu as entendu. La matière nous travestit. On s’accroche à ce seul connu car il est visible et tangible ; mais nous n’avons jamais su, ni osé dépasser ce champ du visible. Ceux qui ont pu aller au-delà… Ce n’était que quelques pas à partir desquels ils ont aussitôt érigé des dogmes. Quant à ceux qui sont allés bien plus loin, ils sont restés dans l’ombre et ont gardé pour eux les secrets de leurs traversées. Ils ont eu la sagesse de ne rien divulguer avant l’heure. Avant cette heure où l’humanité aura la maturité de ces mondes. Par moments, des gouttes de lumière sont distillées dans celui que je viens de quitter. Ceux qui sont en éveil peuvent s’y abreuver. Mais une simple goutte contient une immensité à explorer, à décrypter.
- ELLE : C’est étrange. Tu m’apaises, alors que tes mots me terrifient. Je sens à travers toi… Comment dire… C’est le mot éternité qui me vient à l’esprit. Mais je sais que ça ne veut rien dire, puisque tu n’es plus là et qu’aucune éternité ne nous rendra nos moments vécus. Ils ont été brisés par la destinée. Même si dans ma douleur, parfois je t’incrimine et je me dis que c’est toi qui as décidé de nous quitter… Comme si tu avais choisi de cesser de lutter… Comme s’il y avait quelque chose de bien plus fort que moi, que nous, auquel tu avais fini par céder. Je sais… C’est injuste. Je ne devrais pas penser ainsi. Mais, je n’ai pas traversé pour te mentir. Tout cela m’est venu à l’esprit depuis que tu es parti. Est-ce la douleur qui transforme tout sur son passage ? Mais peut-être… Peut-être peux-tu m’éclairer sur toutes ces pensées qui m’assaillent ?
- LUI : Si on peut traverser certaines parois, les lois qui régissent les univers ne peuvent être transgressées. Même là où je me trouve, les mystères demeurent… D’autres mystères. C’est immense… Les dimensions…Les champs… Les…
- ELLE : Qu’est-ce que tu me racontes ? C’est du délire tout ça ! C’est la douleur qui me pousse à t’inventer, là où je t’ai perdu… Je ne peux supporter de te savoir seul, froid, allongé dans ton cercueil et de savoir ton corps à la merci de tout ce qui te ronge et te décompose… Tu étais si vivant. Ton corps avait ce don du désir et ton esprit donnait le vertige. J’ai eu la chance pendant toutes ces années… J’en veux encore. Je ne supporte pas, à la nuit tombée, tout ce silence qui finit par laissait filtrer ce bruit sourd… Cette symphonie nocturne qui s’échappe de ton corps en décomposition. Je veux être à la hauteur de ce que nous avons partagé ; alors, je ris entre mes larmes et je me dis que c’est une partition que tu écris pour moi dans la nuit. Mais ce que la musique m’apporte comme illusion, l’image qui me hante de toi, sous terre, me fait hurler de douleur. Et j’ai peur. Peur… Pourquoi vit-on pour finir ainsi ? C’est absurde… Qui a inventé toute cette absurdité ?
- LUI : Ce n’est qu’un passage. Un nouveau palier qu’il nous faut traverser dans le mystère des matières. Ce passage, c’est un peu comme avant notre conception… Notre naissance est, elle aussi, un nouveau seuil…Un cycle à vivre… Si tu préfères… Si c’est plus clair. Et là, là où je me trouve désormais, c’est un autre cycle qui m’attend. Je sais, c’est difficile… Mais je t’en prie, ne perds pas le fil. Rejoins-moi. Retrouve l’énergie de ces ondes qui nous unissent. Et lorsque tu poseras ta plume, les pages continueront de s’écrire et nous poursuivrons ce dialogue à l’unisson, hors champ de tout décor et de tout support.
- ELLE : Je deviens dingue. Mais je n’arrive pas à te quitter… Ce n’est pas ta voix. C’est autre chose. Et pourtant… C’est toi que j’entends ! Toi et des mots qui germent sous la puissance d’une force qui me dépasse. Une part de moi te retrouve. Je ne sais comment l’expliquer… Je sais, c’est idiot, j’y reviens, mais je ne trouve pas d’autres mots que celui… d’éternité pour continuer à te parler. Je la sens en moi, à travers toi. C’est une impression fugace, mais tellement intense. C’est là. Et pourtant ça m’échappe. Le fossé est immense. Et toi… Une onde incroyablement vivante qui me traverse.
- LUI : Ne cherche pas à mettre des mots là où ils n’existent pas. Même le temps n’existe pas, là où je me trouve. Ici, les mots ne servent à rien. Les langues sont des racines mortes. Et pourtant, on communique sans cesse avec ceux que l’on croise. Parfois, on tente notre chance avec ceux qui sont restés de l’autre côté. Je sais… La paroi est étanche et ta peine trop intense. Mais tu as fini par m’entendre. Rien ne s’éteint. On continue autrement le mouvement du vivant. Mon âme a retrouvé son essence. C’est elle qui t’envoie ces ondes que tu retranscris. Sois prudente dans ta relecture. L’imaginaire n’est pas le meilleur des passeurs. Ici, l’esprit lâche prise et libère l’âme. C’est l’inverse, là où tu demeures.
- ELLE : Un jour quelqu’un m’a dit que la mort était parfumée, qu’elle était florale…
- LUI : Ce n’était que la réminiscence de ses voyages antérieurs. Les effluves traversent eux aussi les mondes. Mais ce sont nos mémoires anciennes qui les distillent, là où nous traversons ; éveillant à notre insu de sibyllines nostalgies.
- ELLE : Je sens les limites de cette rencontre…
- LUI : Tu t’éloignes de ces ondes qui te parlent car tu veux reprendre le contrôle et m’entraîner dans un monde qui n’est plus le mien. Il faut que tu acceptes que je ne peux plus être, là où tu voudrais encore me voir être.
- ELLE : Tout cela m’effraie. J’ai peur d’inventer cette conversation. J’ai peur qu’une autre âme interfère…
- LUI : Personne ne prend la place de celui auquel on est relié. On le porte en nous depuis toujours. Le retrouver est une quête. Le perdre… Une autre quête. Mais les liens sont si nombreux. C’est un gigantesque labyrinthe où les fils s’entremêlent… Lorsque tu seras à ma place, tu comprendras l’importance de ce besoin de lumière que porte le monde des vivants. Ils l’éteignent le temps de leur traversée ; mais de l’autre côté, cette lumière scintille et devient la perle dont nous avons besoin dans cette obscurité où il nous faut trouver une nouvelle porte d’entrée. Ici, le Verbe de Salomon prend toute sa réalité. (1) Et l’on mesure l’irrémédiable vers lequel nous avançons inéluctablement, sans avoir pris le temps de nous préparer à cette traversée. Certains sages nous ont pourtant livré des pages. L’un d’eux alla même jusqu’à évoquer la quête de cette science qu’il fallait trouver et étudier du temps de son vivant. Celle qui serait utile et indispensable dans la tombe. (2) Je sais que tu ne peux comprendre. Mais si on entendait les mots que certains sages et philosophes vont chercher pour nous, on serait bien mieux préparés.
- ELLE : Arrête… Je n’ai pas fait ce voyage pour entendre de la philosophie et les mots des autres. C’est toi que je veux sentir… Toi… Peu m’importe tout le savoir de l’univers. Ta mort a tout emporté. Tout… Tu entends… Tout.
- LUI : Les hommes ont peur de la mort, mais ce n’est pas elle qu’il faut craindre. Ce n’est qu’une zone à traverser. Il y a des forces obscures qui s’incrustent dans la matière et qui sont bien plus redoutables. Notre lumière est un bien précieux pour elles. Sans cette manne, qu’elles parasitent, elles disparaitraient. Notre méconnaissance de tous ces mystères de l’univers est leur avantage.
- ELLE : Je n’ai plus la force…
- LUI : Nos forces sont bien plus grandes que l’on croit… Si nous mettions toute notre énergie en nos forces intérieures, nous pourrions si aisément transcender la matière. L’esprit peut s’en échapper, comme il peut la reconstituer. Mais nous faisons l’inverse pour augmenter nos failles et accroître notre inconnaissance. Nous faisons appel à des technologies que notre intelligence d’emprunt fabrique par ignorance. Et nous n’utilisons que la partie visible de l’iceberg qu’est notre cerveau. Ainsi, on s’enlise un peu plus profondément dans les matières, alors que nous devrions nous en délester et croire en nos capacités intérieures intrinsèques. Mais nous laissons cette partie-là en jachère. Les artistes ont tout compris. Ils savent. Ils sentent. Et c’est pour cela qu’ils ont besoin de transcender le réel. Quitter cette matière qui les empêchent de voir, en utilisant comme une catharsis d’autres matières. Mais l’important n’est pas ce qui recouvre, mais leur traversée intérieure qui saisit au passage cette essence qui est la leur. Et c’est la réminiscence de cet écho mémoriel qui nous émeut. Mais nous avons tout oublié de ce mouvement qui a dispersé notre être profond. Nous sommes devenus des êtres multipliés qui vivons et nous éteignons, là où il n’y a rien à trouver. Il nous faut donc repartir. Traverser. Chercher.
- ELLE : Que nous faut-il réellement trouver ?
- LUI : La matrice d’où notre mystère est parti. Chaque nouvelle traversée nous rend amnésique de nos voyages antérieurs. Mais nos mémoires en garde l’empreinte. Nous ne savons plus rien, car là où nous échouons, nous nous emmurons dans des espaces et des mondes qui nous absorbent entièrement.
- ELLE : Là où tu te trouves… Est-ce un autre monde ?
- LUI : Non. La mort est une passerelle. Un labyrinthe dans lequel nous errons et qu’il nous faut quitter pour trouver une nouvelle source de lumière. C’est de ce labyrinthe cosmique d’où nous repartons vers chaque nouveau cycle. Nous l’avons maintes fois traversé. Mais nos multiples errances ont éparpillé notre être. Nous laissons toujours une part de notre essence, lorsque l’on s’incarne dans un univers. Nous sommes à de multiples endroits et dimensions, dans des espace-temps différents, mais en quête d’une même chose. Ce que j’ignore, c’est qui est l’original.
- ELLE : Arrête ! À quoi me sert de savoir tout cela, alors que j’ai besoin de toi, ici ?
- LUI : Il te faut accepter cette réalité. Je suis là… Autrement.
- ELLE : C’est difficile pour ceux qui restent.
- LUI : Ne m’invente plus. Accepte-moi ainsi.
- ELLE : Je vais arrêter d’écrire. Je ne peux plus entendre tout ça.
- LUI : Attends encore un peu. J’ai besoin de ta lumière… La mort nous a séparés, mais nous sommes ensemble. Ce qui est uni, ne peut être dissocié. C’est une union, bien au-delà des corps et de la matière.
- ELLE : Je n’aurais jamais dû aller te chercher. Je ne sais pas si c’est toi... Tout ce que je capte est bien trop irréel. Je t’invente pour me consoler, mais je ne te reconnais pas. Plus je parle avec toi, plus je perds ta trace. Et pourtant… Je m’accroche à cette voix car je te sens… Je te sens…
- LUI : Le doute est ce qui empêche…
- ELLE : L’encre devient de plus en plus opaque… Mes mots ne sont que les pièces d’un puzzle mémoriel que ma douleur cherche à rassembler, à transformer dans ce présent où tu n’es plus.
- LUI : Oublie cette matière. Accroche-toi à son mouvement.
- ELLE : Je n’y arrive pas…
- LUI : Tout devrait commencer quelque part, puis s’arrêter quelque part. Et pourtant, ça continue. Il y a tant d’ouvertures...
- ELLE : Comment puis-je écrire des trucs pareils ! C’est la douleur qui me fait délirer… C’est…
- LUI : Continue… Continue… Ne laisse pas la conscience de la matière influer sur ta propre conscience. Retrouve le canal. L’absence de l’autre est un leurre. Nous communiquons sans cesse les uns avec les autres. Tout est relié. Tout. Tu entends ?... Il faut savoir entendre autrement, vivre l’autre différemment. En passant par l’intérieur, le champ des possibles est immense. Les énergies de l’esprit sont des forces véhiculaires qu’il faut oser emprunter. On ne s’égare jamais.
- ELLE : Je vais me réveiller, éteindre cette lumière artificielle. Et me retrouver seule dans ce monde que tu viens de quitter… Tu avais un cerveau. Tu pensais. Tu avais un corps et tu aimais ma peau. Ce n’était pas mon âme qui t’animait, mais mon corps, mon savoir, nos…
- LUI : Cette réalité était nécessaire pour survivre dans cette matière qui emmure. Toutes nos croyances, toutes nos certitudes nous induisent. Mon inconscient savait que mon temps était écoulé. Le cerveau et l’esprit sont liés. L’un est au service de l’autre. Et lorsque notre cerveau s’éteint, il faut trouver un autre moteur pour redevenir une présence. Mais l’inconscient est une terre que nous craignons d’explorer.
- ELLE : Pourquoi es-tu parti, si tu avais le pouvoir de rester ? Tu serais encore là… Tu as fait un autre choix… Est-ce cela que tu essaies de me dire ?
- LUI : Notre lumière est cette incommensurable richesse que des forces négatives cherchent à nous ôter…
- ELLE : Tu ne réponds pas à ma question. Tu fais une digression… Là, je te reconnais bien…
- LUI : La vie ne s’éteint pas totalement, elle reprend racine dans une énergie nouvelle qui nous est insufflée… Je n’avais plus l’énergie terrestre…
- ELLE : Tout cela ne veut rien dire. Et ce dialogue ne mène nulle part… Oui, je suis bien humaine car je n’ai pas la maturité des mondes. Oui… Je préfère la douleur. C’est ton absence qui va prendre racine en moi… Il ne me reste qu’elle pour te sentir encore vivant. Le reste, ne me sert à rien…
- LUI : L’amour est une grande force de lumière dont nous avons chacun un morceau qui appartient à l’autre. Garde toujours au fond de toi cette part que je t’ai donnée ; ainsi, jamais nous ne serons séparés. De mon côté, je garderai toujours cette lumière qui est tienne et que tu m’as confiée. Celui qui est parti, n’est pas celui que tu as connu. Les chairs seraient restées, mais l’intérieur avait un autre chemin…
Elle lâche le stylo et le jette à travers la pièce. Il n’y a personne pour recevoir ce projectile. Personne pour la prendre dans ses bras et la consoler. Elle quitte la pièce en larmes et hurle son prénom. Des lettres volent en éclats. Elles retombent sur le sol. Rien de ce qui est prononcé est brisé. Ces lettres sont incassables. Elles le nommeront toujours tant qu’elle sera en vie. Elle se dit qu’elle n’aurait jamais dû s’imaginer pouvoir ainsi le retrouver. Elle pleure. Elle étouffe. Trop de sanglots. C’est un flot. Quelques mots s’échappent. Des balbutiements d’un autre temps. Des mots que le silence de la pièce absorbe comme s’ils n’avaient jamais été prononcés.
Tous droits réservés | Michèle Gautard
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